Pour sa nouvelle machine d'entrée de gamme, Triumph ressort le nom Trident de son chapeau. L'occasion de revenir sur cette lignée riche et prestigieuse à la fois, née à la fin de 1968.
Et de trois ! C'est la troisième fois, en effet, que Triumph utilise le nom Trident pour un modèle de sa gamme. Et voilà qui met un peu de pression sur le té de fourche de cette nouvelle Trident 660 : les deux fois précédentes, en effet, la Trident eut à jouer un rôle absolument capital pour la survie et l'avenir de la marque anglaise. La nouvelle va donc devoir assurer, même si le constructeur de Hinckley semble s'être donné les moyens de ses ambitions.
68, année érotique
Non, en fait, c'est un an après, vous aurez corrigé de vous-même. Néanmoins, à la fin des années 60, on sait déjà que quelque chose d'important va se passer dans le monde de la moto. La rumeur d'une révolution venant du Japon est bien là. Et, pour les Rosbeefs, c'est plutôt une mauvaise nouvelle. En effet, à part le très haut de gamme (Brough Superior, Vincent), l'industrie motocycliste anglaise a d'abord fait fortune sur le monocylindre longue course, puis sur le twin (résultant souvent d'un assemblage de deux monos). Bref : c'est rustique, mais en corrolaire, ça a du caractère qui plait aux motards de l'époque.
Problème : dans les années 60, l'Eldorado de tout fabricant d'autos et de motos, ce sont les Etats-Unis et particulièrement la Californie. Sauf qu'abreuvés aux V8, les Ricains, même si ils aiment la finesse, la délicatesse et la précision des productions européennes, commencent à demander chaque année des augmentations de puissance et de cylindrée. Or, pour plein de charme qu'il soit, le twin à l'anglaise est un peu au bout d'un cycle de développement : pour développer plus de puissance, il lui faut prendre plus de tours ou monter en cylindrée, voire les deux. Problème : les vieux twins culbutés à boîte séparée souffrent de vibrations excessives, et leur en demander plus va sérieusement affecter leur fiabilité.
Alors, donc, que la rumeur d'un multicylindre en provenance du Japon se fait de plus en plus insistante, Triumph va appliquer une recette similaire, en ajoutant un cylindre à un bloc de 500 twin : la Trident T150, en 750 cm3, était née.
La Trident de la dernière chance
Or, non seulement cette satanée Honda a précipité son développement, mais elle l'a mise aussitôt dans l'ombre. En effet, la Japonaise fut dévoilée juste après la Triumph, et comme elle proposait un frein à disque, un sélecteur à gauche, un équipement complet, un démarreur électrique, une boîte à 5 rapport, un cylindre de plus et une dizaine de chevaux supplémentaires, le tout pour un prix de vente inférieur, comment dire : la vedette, c'était la CB, et puis c'est tout... Pourtant, la Trident était intéressante. On notera d'ailleurs l'extrême lenteur des décisionnaires et développeurs de l'époque, puisque le premier dessin du moteur date de 1962, le premier prototype roule en 1965, dans un cadre de 650 Bonneville, et que c'est la sortie imminente de la 750 Honda qui les a forcés à sortir du bois. On peut d'ailleurs émettre des réserves quant à la teneur de la stratégie globale autour de ce moteur trois cylindres : il est conçu "à l'anglaise", donc peu étanche, et à la différence d'aujourd'hui où les plateformes rationnalisent la production, les Anglais le mettront dans trois cadres différents avec peu de compatibilité technique.
Premier sujet de discussion : la conception d'ensemble. Le trois-cylindres résoud un peu les soucis d'évolution du twin anglais, en passant d'un bicylindre 500 avec un vilebrequin calé à 360° à un trois-cylindres 750 calé à 120°, architecture qui permet d'avoir plus de régime et plus de puissance, mais cela interroge sur certains aspects. En effet, ce moteur fait encore appel à une distribution par tiges et culbuteurs, et surtout possède, outre un embrayage notablement sous-dimensionné, une dizaine de plans de joints verticaux. De fait, l'étanchéité, c'est pas trop son truc ! On notera que quand, dix ans plus tard, Yamaha conçoit le trois-cylindres de la XS 750, ils utiliseront des plans de joints horizontaux (en plus d'un DOHC, de 4 soupapes par cylindres, d'un allumage électronique - sur le second millésime).
Second sujet de discussion : la logique globale. A l'époque, l'industrie moto anglaise souffre déjà et c'est par les regroupements qu'elle espère s'en sortir. Le problème, c'est que quand, en général, on regroupe, c'est pour optimiser. Mais pas en Angleterre : là-bas, on regroupe pour diversifier (c'est shadock, mais l'Anglais est insulaire...). De fait, le trois-cylindres se retrouvera à la fois dans le cadre de la Trident, mais aussi dans celui de la BSA Rocket III. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué : que les deux machines aient une plastique différente, ok mais que le cadre soit différent, bon, mais que surtout, l'inclinaison du moteur dans le cadre soit également différent, obligeant le travail en usine à être différencié d'un bout à l'autre, c'était un peu se compliquer la vie. Voyons les choses positivement : au moins, ce n'était pas du badge engineering !
Autre problème : la moto est donc plus chère que la concurrente Honda, évidemment moins techno et moins puissante, BSA a coulé en 1972, Triumph est toujours en difficulté, la Trident a un look un peu veillot, et met du temps à évoluer, en se dotant d'un frein à disque et d'une boîte 5 en 1973 (qui était en option en 1972). Il faudra attendre 1975 (en 1974, la quasi totalité des usines Triumph sont en grève et il y a très peu de motos de ce millésime) pour avoir un démarreur électrique (peu fiable) et une boîte de vitesses enfin à gauche. Mentionnons cet heureux accident de l'Histoire : la X75 Hurricane, conçue par l'Américain Craig Vetter, devait être au départ une BSA, mais comme la marque avait coulé, c'est devenu une Triumph (1152 exemplaires seulement). Triumph arrête la production des Trident fin 1975.
En 7 ans et en comptant les BSA, seulement 27 480 motos sortiront avec ce trois-cylindres, par ailleurs assez exceptionnel à l'usage. Et ce, malgré le soutien qu'aurait dû apporter les victoires consécutives des Trident au TT de l'Île de Man, de 1971 à 1975.
La Trident du renouveau
1983-1988. Triumph est en friche. La boîte a coulé, victime de l'offensive de l'industrie japonaise et de son manque de réactivité. Le nom, pendant quelques années, est sous la propriété d'un industriel anglais, Les Harris, qui refait quelques Bonneville T140, un peu améliorées (avec des composants différents, notamment). Mais après son premier bail, il ne souhaite pas poursuivre l'expérience. C'est donc le magnat de l'immobilier John Bloor qui a l'opportunité de racheter la marque. Pendant quelques années, sur ses fonds propres, il va faire travailler une équipe d'ingénieurs pour développer et industrialiser une nouvelle gamme de machines. Triumph souhaite rompre avec son passé, en tous cas avec l'image un peu vieillote qui lui était accolée au fil du temps, quand les japonais avançaient à marche forcée. Du coup, Triumph veut se donner une image moderne et attendra 2001 avant de revenir sur le créneau du néo-rétro, exploité depuis quelques années déjà par la Kawaskai W 650, avec la Bonneville... Bref, l'offensive Triumph des nineties repose surtout sur un nouveau moteur 3-cylindres, et c'est la Trident qui sera son plus bel écrin.
Cologne, septembre 1990 : à l'époque d'avant le Covid-19, il y avait encore des salons de la moto. C'est donc sous les sunlights allemands que la nouvelle gamme anglaise fait son apparition. Triumph dévoile une stratégie modulaire : moteurs 3-cylindres 900 et 4-cylindres 1200 sont d'une conception proche, tout comme les 750 et 1000, de nombreuses pièces sont communes pour une gamme qui se différencie surtout par l'habillage. On découvre ainsi les routières Trophy et les roadsters Trident, la gamme s'étendra rapidement au fil des ans, avec les Daytona, Tiger, Sprint, Speed Triple...
La Trident arrive en concession à l'automne 1991, sous la forme d'un duo de 750 et 900, la plus grosse reprenant l'essentiel de la techno de la petite, avec un moteur à la course plus longue. Souhaitant jouer au plus vite sur une image de fiabilité, les Trident, comme les autres Triumph de l'époque, sont conçues avec des éléments mécaniques sur-dimensionnés (sauf la roue libre de démarreur) ; de fait, elles sont un peu lourdes (235 kilos à sec, ça fait mal au slip face à une Ducati Monster 900 qui fait 60 kilos de moins !), mais le caractère du moteur séduit tous ceux qui les essayent, et l'identité de la marque se reconstruit rapidement. En 1992, les Trident changent de coloris. En 1993, leur présentation évolue sensiblement, avec des peintures bicolores et le moteur désormais traité en noir. En 1994, elles récupèrent l'amortisseur arrière des Daytona, les autres années ne verront que des évolutions esthétiques (bras oscillant noir en 1996) et la production s'arrête en août 1998.
Mission réussie !
La Trident du peuple
Voici donc la troisième déclinaison de la Trident. Et là encore, ça compte pour la marque anglaise, puisque l'objectif n'est nul autre que de tailler des croupières aux vedettes du marché, les Yamaha MT-07, Kawasaki Z 650 et Honda CB 650 R. Pour cela, elle travaille son look, sa techno, son moteur (très différent du trois-cylindres de la Street Triple 660), son tarif accessible. Va-t-elle parvenir à ses fins ? Vous le saurez en lisant le premier essai de cette Trident très attendue, réalisé par Maya Camus, la Meg Ryan de la presse moto !