"To Scramble" : s’arracher, sortir de, avancer péniblement, bousculade, cafouillage, le verbe et son substantif "scrambler" a plusieurs significations en anglais. Pas étonnant que le vocable "scrambler" fut attribué à des machines hybrides, initialement routières, qui furent les premières à sortir volontairement du bitume dans les années 1960. Un « genre » qui fait encore rêver aujourd’hui, pourquoi ?
De nouveaux horizons
Dans les années 1960, le gros du marché moto est aux Etats-Unis. Une jeunesse entière comence à se chercher de nouveaux horizons, et l’appel de la nature est naissant. Pas encore de mouvement hippy à proprement parler mais le souhait d’évasion est réel. A cette époque le marché est constitué de bicylindres anglais de route. Pas évident de rouler sur la terre à moins de modifier les machines.
Et c’est un mouvement très simple qui va démarrer à l’initiative (comme très souvent) des utilisateurs eux-mêmes. La recette est simple : un twin de route, sur lequel on monte un grand guidon, des pneux à tétines et des pots relevés sur le coté pour gagner en garde au sol. Nombre de Triumph, Norton et autres vont subir ces conversions.
Ainsi, une génération entière découvre le plaisir de rouler dans le désert, de serpenter sur des chemins en terre. Finalement, c’est peut-être ainsi que la moto reprend la totalilté de sa liberté d’action : un engin assez performant pour la route, et assez agile pour aller là ou le regard vous porte même si c’est loin du goudron !
Les exploits des scramblers vont par exemple être mis en lumière avec l’équipe d’enduro américaine de 1964 menée par Steve McQueen sur une Triumph TR6C lors des 6 jours.
Génération dorée
Cette tendance va vite être identifiée par les constructeurs. Surtout par les Japonais qui cherchent un bon moyen de s’ouvrir le marché américain. En Europe, autant être franc, la tendance scrambler n’effleure personne, on en est encore à la lutte des classes entre les Anglaises et les Japonaises, alors de là à imaginer autre chose...
Chaque constructeur a dans sa gamme une moyenne cylindrée deux-temps légère et performante qui va pouvoir se prêter au jeu de la transformation !
Big Bear
Yamaha arrive avec ses 250 dénommées Big Bear et leurs deux échappements chromés de chaque coté de la moto. Détaillez-la, tout y est : les grippe-genoux des motos de route, le guidon de tout-terrain avec la barre de renfort, les ressorts externes pour améliorer la fourche en TT, les pots surélevés avec attaches à l’arrière du cadre. Le nom "Big Bear" vient d’une course de tout-terrain où les machines spécailisées sont européennes : Maico, DKW, Jawa. La gamme débute avec la YD 250 puis se double de la YM 305 18 mois plus tard. Il s’en vendra plus de 6000 exemplaires.
Qui connait la Laredo ?
Suzuki avec la TS 250 Hustler puis la Laredo 305 en 1968, elle aussi équipée d’échappements latéraux symétriques. On repère la 305 à ses sorties de silencieux de plus gros diamètre. Là encore, recette simple : une T 250 de route avec guidon et pots surélevés.
SS chez Kawasaki
Kawasaki avec les Samourai 250 SS puis Avenger 350 SS (SS est le signe des Scrambler). Celles-ci vont avoir deux évolutions esthétiques : du réservoir typé sixties avec chrome et grippe-genoux, elles vont se simplifier avec des réservoir unis. Mais la pièce la plus remarquable des Kawa SS est la ligne d’échappement sublime sur le côté droit !
Même la 650 4-temps W2 va avoir droit à sa version SS Scrambler avec les pots sur le côté gauche !
Honda, une vraie gamme
C’est Honda qui aura la gamme la plus large avec des monos ou bicylindres 4-temps de 70,100, 250, 350 et 450 appelés CL suivi du chiffre de la cylindrée. La première à arriver est la CL 72 en 1965. Comme les autres, elle utilise la mécanique de la CB 250 de route, mais le travail est plus complet avec une partie cycle différente.
Au long des années de production, la gamme s’étoffe et les différences sont subtiles millésime après millésime, comme les détails de finition (pattes de phares peintes ou chromées, décoration, échappements noirs ou chromés etc.). Nous reviendrons précisément sur la 450 dans quelques semaines. La gamme existera jusqu’à l’arrivée des SL (dont une rarissime SL 350 twin qui fait le lien avec les trails) puis XL, véritables trails.
Les Européens ratent le coche
Les Anglais ne sont pas ultra réactifs alors que le phénomène est né de la modification de leurs modèles. Norton sortira une P 11 Scrambler en 67, puis viendra une Commando SS (Street Scrambler) qui se vendra mal. Paradoxalement, ils auront une Commando S de route avec 2 pots latéraux surélevés, mais ce n’est pas la version Scrambler ! La Scrambler a un garde-boue avant surélevé et des échappements séparés de chaque côté de la moto. Elle existe dans la gamme de 1970 à 1971.
Ducati essaiera de s’immiscer dans cette vague avec des monos 250 commercialisés en orange, et 350 qui seront vendues en jaune. Coloris retenu par la marque pour son Scrambler 2015, version Icon.
Vers la spécialisation
Toute cette tendance va évoluer sur le marché jusqu’à l’apparition de la DT1 250 en 1969. La scène la plus active pour les scramblers est, on l’a vu, le continent nord-américain. Les grands espaces, les chemins de terre, tout facilite l’éclosion de cette pratique.
Avec la DT1 et le passage au trail, on oriente bien plus la pratique vers le tout-terrain en réduisant le potentiel routier. On parle d’un simple monocylindre de moins de 25 chevaux, de roue avant de 19 pouces, de suspensions à plus grands débattements et l’histoire comme l’usage vont muter. Les scramblers vont s’éteindre (sauf pour Honda qui gardera la 450 au catalogue américain jusque dans les années1970), victimes de ce début de spécialisation. Soit vous roulez en trail, soit vous roulez en routière. Plus d’hybride intermédiaire, finalement plus universel, comme le Scrambler.
Mais malgré un temps de vie assez réduit à l’échelle de l’histoire de la moto, les scramblers ont laissé une empreinte dans la mémoire plus importante que le nombre d’années où ils ont existé.
Une expression de liberté, un détournement astucieux de machines de route pour leur offrir de nouvelles possibilités, finalement le moment où les motos sont le plus proche de l’équilibre absolu en termes de possibilités : route, chemins, sans ultra spécialisation.
Les scramblers sont en outre l’expression d’une plus grande liberté au moment où la génération des jeunes Américains veut juste commencer à profiter de la vie, sur fond de guerre du Vietnam. La liberté de modifier sa moto comme on l’entend, la liberté de l’utiliser où bon vous semble. Comme cette jeune femme nue chevauchant un CL 350 Honda dans le film Point Limite Zero (Vanishing Point) de Richard C. Sarafian en 1971.
Voxan pour la renaissance
Qui se charge de remettre le style scrambler en vedette dans les années 1990 après deux décennies d’oubli ? Thierry Henriette avec son superbe proto pour Voxan. La firme française est la première à oser produire le retour du scrambler modene en 1998. Un V2 à grand guidon, pneus à tétines et ligne d’écahppement latérale à doule pots superposés. Une merveille, un peu incomprise à sa sortie.
Il va falloir attendre que Triumph revienne sur les traces de son passé pour que la magie scrambler opère de nouveau avec succès. La superbe ligne d’échappement chromée est là, le grand guidon aussi. Une Bonneville modifiée comme dans les années 1960, le fantôme de McQueen planant au-dessus de la machine...
L'art de la simplicité et celui de la récupération
En fait, qu’est ce qui inspire tant dans les scramblers ? Un sentiment de liberté : le double visage d’une moto assez rapide sur route, assez agile sur la terre. Aucun (ou peu) d'entre nous n’est Valentino Rossi sur circuit, ou un grand pilote d’enduro.
Il faut que les préparateurs barbus de la vague custom se chargent de tout mettre à la sauce scrambler (des vieux flats BMW, des Triumph, des Honda de toutes sortes) pour que la récupération marketing opère ! Du côté de Ducati pas de pot sur le côté, juste un grand guidon et beaucoup de marketing pour vous justifier la super cool attitude. Ou mieux encore chez d'autres marques, on vous vendra un kit "rebelle" avec le pot sur le côté !
Au diable la mode Garage, le Scrambler est un peu le cheval pour la moto, un truc, simple, facile, polyvalent. Oubliez la chemise à carreaux et la barbe, tout le concept du scrambler est de sortir du moule, pas de s'y conformer au fond d'un vieux hangar sombre pour faire tendance.
Le scrambler est plus essentiel et plus subtil que ceux-là. Avec cette magie de la double ligne d’échappement chromée sur le coté, cette petite signature esthétique que chacun repère bien au premier regard. Le confort du grand guidon. La simplicité et l’agilité d’une machine étroite et légère à la puissance maîtrisable.
Les scramblers, en fait, c’est le truc le plus universel que la moto puisse offrir, quand on a fait le tour de l’hyper performance : le tour chrono, le voyage au bout de l’Europe, la spéciale d’enduro extrême. Quand on a juste envie d’un tour de moto aux alentours parce qu’on a un après-midi de libre, sans contraintes. Sans devoir choisir la route ou le chemin, juste se laisser porter par l’envie.
Un truc anti frime, que certains essaient de fourguer comme l’arme absolue cette année à la terrasse du bar… L'art de la récupération n'a pas de limites, celui de la branchitude non plus. Amusant de voir soudain tous les pros du marketing dévoiler leur dernière trouvaille... Un principe déjà adoré dans les années 1960 !
La mode est un éternel recomencement, quand on ne sait plus quoi inventer on replonge dans son histoire, ou celle des autres .
Ce que suggèrent les scramblers, c’est juste le plaisir de rouler, c’est peut-être ça qui fait rêver quand on a fini de se prendre pour un pilote, et qu’on revient au plaisir essentiel ! Un truc philosophique !